Lettre de juin 1989 adressée à des hauts cadres de Philip Morris. | D.R.
Le 19 juin 1989, Keith Teel, avocat au cabinet Covington & Burling, écrit un mémo confidentiel à plusieurs hauts cadres de Philip Morris. « Depuis un certain temps, écrit-il, nous travaillons à recruter des scientifiques français qui pourraient nousaider sur le problème de l’ETS environmental tobacco smoke, littéralement « fumée ambiante du tabac« . La semaine dernière, en France, chez John Faccini, les membres de notre groupe britannique ont rencontré quatre scientifiques français qui, espérons-le, formeront [en France] le noyau dur d’un groupe de sept à neuf consultants sur la question de la qualité de l’air intérieur et de l’ETS. » La rencontre qu’il y détaille a lieu chez un consultant d’origine britannique installé en France, ancien du groupe Pfizer devenu directeur de l’Institut français de toxicologie, une société privée installée à Lyon. Elle donne le coup d’envoi de la participation occulte d’un petit groupe de chercheurs français à une vaste campagne de propagande scientifique pour dédouaner le tabagisme passif de ses méfaits. Une plongée dans les documents internes que les cigarettiers américains ont depuis été contraints, par décision de justice, de rendre publics, offre un aperçu fascinant et inédit des « French connections » de cette conjuration.
Mais pour comprendre le « problème de l’ETS » qu’évoque l’avocat dans son mémo, il faut d’abord revenir en 1981. Cette année-là, le 17 janvier, le British Medical Journal publie les résultats d’une grande enquête épidémiologique montrant, sans ambiguïté, le lien entre tabagisme passif et cancer du poumon. L’étude menée par Takeshi Hirayama (Institut national de recherche sur le cancer, Tokyo) est solide. Plus de 91 000 femmes, non fumeuses et âgées de plus de 40 ans, recrutées sur l’ensemble du territoire nippon ont été suivies pendant près de quinze années : celles qui partagent la vie d’un fumeur montrent un risque de cancer pulmonaire accru, proportionnel à la quantité de cigarettes quotidiennement consommées par leur compagnon… Dans les années suivantes, une abondante littérature confirmera et renforcera ce constat.
Pour les cigarettiers, le risque se concrétise vite. Dès le milieu des années 1980, une trentaine d’Etats américains considèrent que les preuves scientifiques apportées suffisent à bannir la cigarette des lieux publics. D’où une baisse de laconsommation. La réaction ne se fait pas attendre. Pour éviter la contagion, les industriels mettent sur pied un réseau mondial de ceux qu’ils nomment dans leurs documents internes les « blouses blanches » : des scientifiques secrètement rémunérés par eux comme consultants. « Le but de ce programme était d’identifier, de former et de promouvoir des scientifiques, médecins ou ingénieurs qui ne seraient pas assimilés à l’industrie par le public », expliquent Joaquin Barnoya et Stanton Glantz (université de Californie à San Francisco), deux des meilleurs connaisseurs des stratégies de l’industrie cigarettière, dans une analyse publiée en 2005 dans l’European Journal of Public Health. De fait, pour n’avoir aucun contact direct avec les cigarettiers, c’est le cabinet d’avocats Covington & Burling, mandaté par Philip Morris, qui s’occupe de recruter les « blouses blanches », de lespayer, de les défrayer et de rendre compte de leurs activités.
Un mémo interne de Philip Morris, daté d’avril 1988, décrit en termes simples l’objectif du projet : « Il permettra de continuer d’utiliser l’argument selon lequel il n’y a pas de preuve scientifique convaincante que l’ETS représente un risque pour les non-fumeurs. » Une autre note interne, datée de février de la même année, explique qu’il devra « disperser les suspicions de risques » – en mettant systématiquement en avant d’autres polluants de l’air intérieur.
Qui sont les « quatre scientifiques français » mentionnés par Covington & Burling dans le mémo de juin 1989 ?
Le message de l’avocat ne précise pas le nom de ces « consultants » français. Quelques mois plus tard, Philip Morris fait organiser à Montréal (Canada) un »symposium international sur l’ETS ». La conférence semble d’abord un événement scientifique « normal » : elle se tient dans les murs d’une prestigieuse institution – l’université McGill – et est financée par une organisation au nom rassurant – l’Institute for International Health and Development (IIHD). La « conférence de McGill » est aujourd’hui citée comme un modèle de manipulation de la science et d' »industrie du doute ».
Car non seulement l’IIHD était une organisation-écran de l’industrie du tabac, non seulement les portes de l’université McGill avaient été ouvertes par le toxicologueDonald Ecobichon, un professeur de l’institution financée par les cigarettiers, mais la totalité des quelque 80 participants étaient invités, et payés ou défrayés, par Covington & Burling. Les « tobacco documents » mentionnent parmi eux quatre Français : André Fave, présenté comme un vétérinaire sans affiliation académique, Roland Fritsch et Guy Crépat, professeurs de biologie à l’université de Bourgogne, et Alain Viala, professeur à la faculté de pharmacie de Marseille…
Comment évaluer leur rôle ? D’abord, leur seule présence sur la liste des participants contribue à donner un caractère international à l’événement, gage de crédibilité. Dans un rapport d’activité adressé à ses commanditaires, Covington & Burling se félicite ainsi que « quelque 30 scientifiques européens de sept pays différents » aient participé à l’événement. Ensuite, il s’agissait pour les quatre Français de se « former » à la rhétorique de l’industrie. De fait, dans le mémo de juin 1989, Covington & Burling déplore que les scientifiques français approchés, bien que désireux de s’investir, soient désarmés sur le terrain du tabagisme passif. Dès lors, écrivent les avocats de Covington & Burling, « nous avons pensé qu’il serait utile qu’ils échangent avec plusieurs de nos scientifiques britanniques plus avertis ». Lesquels sont présents en masse à Montréal.
Quant à l’utilité de la conférence, elle ne fait aucun doute : Covington & Burling précise que le compte rendu, édité sous forme de livre, a été distribué en Europe à »des journalistes et des parlementaires ». Quelque 400 copies ont été ainsi écoulées. Or les conclusions du conclave sont, bien sûr, que le tabagisme passif est « un sujet controversé », en raison « du peu de confiance dans les publications », de « l’impossibilité à conclure » du fait des « biais introduits dans les travaux sur l’ETS »… Bref, qu’il n’y a encore nulle raison d’exclure la cigarette des lieux publics. Dans les documents internes du Tobacco Institute – un think tank financé par les majors du tabac -, on trouve ainsi une lettre type exposant les conclusions de la »conférence de McGill » adressée à plusieurs dizaines de journalistes américains de la presse nationale et régionale identifiés comme « équilibrés » ou « favorables »…
Les quatre Français présents à Montréal en novembre 1989 ont continué, dans les années suivantes, à percevoir de l’argent de Covington & Burling. Et dès 1990 d’autres Français les rejoignent sur les listes de consultants dressées par le cabinet d’avocats. On y trouve Dominique Bienfait (chef du service aérolique et climatisation du Centre scientifique et technique du bâtiment), André Rico (toxicologue à l’Ecole nationale vétérinaire de Toulouse, légion d’honneur 1998), Georges Tymen (spécialiste des particules en suspension dans l’atmosphère à l’université de Brest), John Faccini (alors président de la Fédération internationale des sociétés de toxicologues-pathologistes) ou encore Jacques Descotes(aujourd’hui directeur du Centre antipoison – Centre de pharmacovigilance du CHU de Lyon)…
Seule une part des émoluments des « blouses blanches » françaises figure dans les »tobacco documents », les archives de l’industrie n’étant encore pas intégralement numérisées. Le bilan 1991 de Covington & Burling indique par exemple que les sommes offertes à chacun varient considérablement, des modiques 2 279 francs suisses (2 580 euros courants) de M. Descotes, qui n’a semble-t-il joué qu’un rôle mineur dans le dispositif, aux 46 445 francs suisses (52 584 euros courants) de M. Faccini, discrètement versés sur un compte en Suisse. La moyenne se situe sur 1991 autour d’une dizaine de milliers de francs suisses par consultant. Ces rémunérations sont toutefois très inférieures à celles des consultants britanniques dont certains sont payés jusqu’à dix fois plus.
Ces sommes ne sont pas des crédits de recherche. A quels servicescorrespondent-elles ? Souvent, les documents ne l’explicitent pas. « J’ai été contacté, au début des années 1990, par un toxicologue britannique du nom de George Leslie qui m’a proposé de faire partie d’un groupe de scientifiques intéressés par l’étude de la pollution de l’air intérieur, raconte Jacques Descotes, seul « consultant » que nous ayons réussi à joindre et à faire réagir à sa présence dans les « tobacco documents ». J’ai accepté, mais mon seul contact a toujours étéGeorge Leslie et je n’ai jamais eu de liens avec Philip Morris ou Covington & Burling. Je n’ai jamais été payé. Les 2 279 francs suisses dont il est question dans les documents sont vraisemblablement les frais liés aux coûts de mes participations à des conférences. »
Un courrier d’avril 1992, envoyé par George Leslie à Covington & Burling, indique toutefois que M. Descotes a facturé des honoraires pour sa présence à une conférence à Athènes (Grèce) en 1992, sans toutefois en préciser le montant. Pour ce même événement, André Rico et Alain Viala ont réclamé 4 000 francs français (830 euros courants) par jour, comme le montrent les factures qu’ils ont établies à l’intention de George Leslie… Toutes ces réunions scientifiques sur la qualité de l’air intérieur sont co-organisées par l’association Indoor Air International (IAI), dont George Leslie est le coordinateur. Les « tobacco documents » l’indiquent sans ambiguïté : tout est financé par l’argent du tabac et mis en musique par George Leslie, sous la supervision de ses maîtres. Ces conférences sont l’un des éléments-clés de la stratégie des cigarettiers pour relativiser les risques liés au tabagisme passif.
« Au début, j’avoue ne pas m’être trop posé la question de la provenance de tout cet argent qui servait à organiser ces conférences, toujours tenues dans des cadres agréables. Je n’ai appris qu’incidemment, par un autre membre du groupe, que l’argent provenait de Philip Morris, poursuit M. Descotes. Au départ j’ai imaginé que l’objectif était de constituer un réseau de taupes dans la communauté scientifique et médicale, des sortes d’agents dormants qui pourraient être « réveillés ». Comme je n’avais pas l’intention d’être jamais « réveillé », cela ne me posait pas de problème. Aujourd’hui encore, je ne comprends pas l’intérêt qu’ils pouvaient avoir dans l’organisation de ces conférences sur l’air intérieur puisque aucun de nous n’était spécialiste du tabac et qu’il n’était presque jamais question de tabagisme passif… »
L’explication est simple. On la trouve notamment dans un mémo de 1990 de Covington & Burling adressé à Philip Morris, présentant une conférence à venir à Lisbonne (Portugal) : « Le centre d’intérêt ne sera pas le tabac, ce sera plutôt demontrer l’insignifiance de la fumée ambiante de la cigarette, en mettant en avant les vrais problèmes de qualité de l’air », écrit Covington & Burling. Après Montréal et Lisbonne, le cabinet se félicite, dans la même note interne, de voir venir d’autres conclaves sur le sujet, organisés ou noyautés par ses « blouses blanches » : Budapest, Hanovre, Milan, Visby, Windsor, Oslo…
Et en France ? En 1995, 1998 puis 2001, Guy Crépat et Roland Frisch (université de Bourgogne) organisent au sein de leur institution de telles conférences sur l’air intérieur. Aux côtés d’Indoor Air International (IAI) apparaissent comme co-organisateurs deux associations scientifiques sans lien avec le tabac : la Société française de toxicologie (SFT) et l’Association pour la prévention de la pollution atmosphérique (APPA).
Mais l’organisation est sous influence. En 1995, près de la moitié des 18 membres du comité technique de la conférence sont des consultants payés ou confortablement défrayés par l’argent du tabac. En 1998, ils sont cinq sur six ; en 2001, ils sont quatre sur quatre.
Résultat ? Là encore, les scientifiques qui y participent parlent de tout ce qui peutpolluer l’air intérieur – « allergènes animaux », « champignons et moisissures », »émanations des moteurs Diesel « , « virus et bactéries », « radon « , etc. – sauf du tabagisme passif.
Au contraire du faux colloque de McGill, ces conférences voient la participation d’une majorité de scientifiques sans lien avec le tabac, venant simplement présenter leurs travaux. Mais en excluant ou en marginalisant le tabagisme passif, les « blouses blanches » de l’IAI – qui deviendra plus tard l’International Society of theBuilt Environment (ISBE) – parviennent à diluer, voire à faire disparaître les risques liés à la fumée de cigarette… Dans un mémo adressé à Philip Morris en 1990, Covington & Burling l’explique sans fard : « Nos consultants ont créé la seule société scientifique au monde qui traite des questions de qualité de l’air intérieur. »
D’où le rôle des cigarettiers dans la construction de l’ensemble d’un domaine de recherche et sa perception par le public, les décideurs… et les médecins eux-mêmes ! « Jusqu’en 2005, de nombreux collègues de l’Académie de médecine, tout à fait honnêtes, me demandaient si j’étais sûr que le tabagisme passif relevait bien de la santé publique et pas plutôt de la politesse », confie le professeur Gérard Dubois (CHU d’Amiens), pionnier français de la lutte contre le tabac.
La société savante en question – l’ISBE, donc – fonde même une revue scientifique, Indoor and Built Environment. Mais là encore, les dés sont pipés. Une étude dirigée par David Garne (université de Sydney, Australie) parue en 2005 dans The Lancet a montré qu’Indoor and Built Environment publiait une large part de travaux menés par des consultants du tabac aux conclusions favorables à l’industrie. La revue valorise aussi les « blouses blanches » qui ne parviennent pas àpublier dans d’autres revues scientifiques. Selon la base de données Scopus, Guy Crépat a publié cinq articles dans toute sa carrière, dont quatre dans Indoor and Built Environment. Son compère Roland Fritsch en a un total de quatre à son actif, dont trois dans la fameuse revue…
Contrôle sur le contenu de conférences, contrôle sur une revue savante : l’industrie du tabac a donc eu entre ses mains d’utiles ficelles. Mais ce n’est pas tout. En juin 1990, la panique s’empare des cigarettiers : l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) vient de conclure que la fumée de cigarette est un cancérogène avéré et que 3 800 Américains meurent chaque année du tabagisme passif. Ces conclusions – provisoires – sont ouvertes aux commentaires. L’industrie active ses troupes. Comme d’autres, Guy Crépat etJohn Faccini se muent en lobbyistes internationaux et, sans déclarer leurs liens financiers avec les cigarettiers, soumettent chacun un commentaire très critique envers la méthodologie de l’EPA. Dans sa contribution, Guy Crépat critique les statistiques utilisées par l’agence américaine, bien que n’ayant lui-même jamais publié de travaux de biostatistiques… A l’appui de son argumentaire, il cite également, en annexe, une publication d’Alain Viala, autre « blouse blanche » française de l’industrie… De son côté, John Faccini adresse en guise de commentaire à l’EPA la version anglophone de l’un de ses articles, écrit à la demande des industriels.
Après le lobbying transatlantique, place à l’entrisme local. Certains consultants s’immiscent dans l’APPA – qui, elle, n’a aucun lien avec les cigarettiers. Cette association de médecins et de scientifiques est un interlocuteur-clé des pouvoirs publics sur les questions de qualité de l’air. Au début des années 1990, Alain Viala devient président de son comité régional PACA-Marseille. Choquée, l’actuelle direction de l’APPA dit n’avoir jamais été informée d’un tel conflit d’intérêts, mais précise que l’association s’est séparée de M. Viala voilà plusieurs années, à la suite de la découverte d’autres malversations qui se sont soldées devant la justice…
Son implication dans l’APPA et son titre de professeur donnent à M. Viala toute légitimité à s’exprimer dans la presse. Le Parisien le cite le 18 octobre 1991 : il y déclare que « les risques de cancer [dû au tabagisme passif] ne sont pas certains ». A l’Agence France Presse (AFP), il assure à la même époque qu’il n’y a pas de »démonstration convaincante que l’exposition à la fumée ambiante du tabac augmente les risques de cancer chez les non-fumeurs ». Le professeur de médecine Stanton Glantz, spécialiste des stratégies des majors de la cigarette, y voit « la rhétorique classique de l’industrie » et note que les termes employés par M. Viala, « fumée ambiante du tabac », sont une expression inventée par les cigarettiers.
En France, fumer dans les lieux publics a été interdit en 2007, vingt et un ans après que les autorités sanitaires fédérales américaines ont reconnu le lien entre plusieurs maladies et le tabagisme passif. Quel est le bilan de celui-ci, en France, lors de ces deux décennies? Dans un récent Bulletin épidémiologique hebdomadaire, l’épidémiologiste Catherine Hill (Institut Gustave-Roussy) estime qu’en 2002 environ 1 100 non-fumeurs en sont morts. C’est l’une des estimations les plus basses, d’autres donnent le triple. Supposons – hypothèse basse – que l’exposition hors domicile soit responsable de la moitié du bilan : entre 1986 et 2007, le doute savamment entretenu par l’industrie serait alors responsable de quelque 10 000 morts. Et sans doute bien plus.
Le 2e et dernier épisode de ce dossier sera à lire dans « Science & techno » du 2 juin.