Ondes, principe de précaution et Cour européenne des droits de l’homme, par Julien Raynaud

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  LEMONDE.FR | 23.11.09 | 10h35  •  Mis à jour le 23.11.09 | 10h35

En 2004 puis 2009, la Cour européenne des droits de l’homme a dû statuer sur les risques environnementaux et sanitaires engendrés par l’exploitation de gisements miniers par cyanuration. Au-delà des faits, c’est le contexte de doute scientifique et de risque de dommage qui retient l’attention et qui conduit à analyser le raisonnement que pourraient mener les juges européens dans un domaine non moins sensible, celui de l’exposition aux champs électromagnétiques. A l’heure où le débat juridique est dit-on “pollué” par le principe de précaution, la jurisprudence européenne est a priori source d’optimisme quant à la soumission de l’activité des opérateurs au respect des libertés fondamentales. Le pessimisme l’emporte en revanche sur le terrain plus concret de l’indemnisation des victimes de ces installations et matériels potentiellement dangereux.

UNE SOUMISSION AU DROIT ENCOURAGEANTE


Il convient de mettre au crédit de la Cour de Strasbourg d’avoir admis que les nuisances ou pollutions générées par les activités économiques et industrielles, parce qu’elles sont susceptibles d’engendrer une détérioration de la qualité de vie des individus, puissent entrer en conflit avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit le respect de la vie privée et familiale. Ainsi rattaché à l’article 8, le droit à un environnement sain permet aux juges européens d’exiger des autorités nationales qu’elles aient, avant d’autoriser l’implantation d’une installation, d’une usine, etc…, effectué études et enquêtes permettant d’évaluer les risques éventuels de l’activité en question (voir en ce sens la décision Tatar contre Roumanie du 27 janvier 2009). La population doit également avoir été informée de ces risques. On peut douter, en matière de téléphonie mobile par exemple, que chaque utilisateur ait été convenablement prévenu des effets potentiels d’une utilisation intensive, d’ailleurs encouragée par les forfaits illimités…

Il faut cependant souligner les effets limités du raisonnement européen, au demeurant conditionné par l’absence de protection directe du droit à un environnement sain (décision Greenpeace E.V. c/ Allemagne du 12 mai 2009). Le principe de précaution étant appréhendé par le biais de l’obligation positive de l’Etat d’adopter des mesures raisonnables de protection, il suffira aux pouvoirs publics d’avoir fait un minimum, de ne pas avoir excessivement rompu l’équilibre des intérêts environnementaux et économiques en présence, de s’être conformé aux normes généralement en vigueur dans les autres Etats européens, pour ne risquer aucune condamnation. De quoi relativiser et ne pas trop craindre, en tous cas en droit international, “la mécanique diabolique du principe de précaution”

UNE INDEMNISATION PEU PROBABLE


Lorsqu’un plaideur invoque une atteinte à sa qualité de vie ou à sa santé du fait d’une installation située à proximité de son domicile, la Cour européenne s’impose de vérifier l’existence d’un lien de causalité entre les deux éléments, donc entre le trouble ou la pathologie observés et les émanations ou radiations générées par l’installation. Nos juridictions procèdent de même, exigeant la preuve que des symptômes d’électro-hypersensibilité sont imputables à des antennes relais implantées à proximité de l’appartement d’une supposée victime (Cour d’appel de Colmar, 15 décembre 2008). N’étant pas une assemblée d’experts, les juges européens se retranchent derrière les études scientifiques disponibles, la logique voulant même de ne retenir que celles publiées à la date où des décisions d’exploitation ou de mise en route ont été adoptées, sauf à faire preuve d’une rétroactivité injuste. Cela peut aboutir à constater l’absence de donnée existante quant à la dose de substance incriminée à partir de laquelle des effets pathologiques sont observés, ce qui empêche l’indemnisation du préjudice. Le doute scientifique, éventuellement entretenu par les multinationales, profite ainsi aux principaux responsables.

On peut cependant comprendre que la Cour ne puisse pas s’opposer frontalement aux pratiques et opinions unanimement répandues en Europe, d’autant que, dans d’autres domaines, elle tient là aussi pour acquis le discours dominant. Faute de preuve scientifique formelle du caractère dangereux des innovations techniques installées dans notre quotidien, les Etats et leurs juridictions seront à l’abri d’une condamnation européenne, leurs décisions ne pouvant être jugées totalement déraisonnables et inadéquates.

Reste l’hypothèse où la Cour de Strasbourg serait saisie par un opérateur condamné en droit interne à réparer le préjudice subi par des personnes exposées à des substances, dont l’absence de nocivité n’aurait pas été établie par cet opérateur. Ce renversement de la charge de la preuve, dérivé du principe de précaution, ne viole-t-il pas l’espérance légitime de l’opérateur de voir, dans le fait qu’il respecte la réglementation en vigueur, un gage de la parfaite licéité de ses activités économiques ? On ne souhaite pas à la Cour d’avoir à répondre à cette question, mais il s’agira d’un choix de société. Reconnaître que les droits de l’opérateur condamné ont été bafoués, notamment son droit à un procès équitable, mettra définitivement un terme au développement du droit de chacun à vivre dans un environnement respectueux de la santé. Se ranger au contraire du côté de l’Etat poursuivi par l’opérateur, ce sera consacrer la primauté de l’individu sur les avancées techniques qui le menacent.

Julien Raynaud, maître de conférences à la faculté de droit de Limoges

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