Le scanner corporel, ou le dogme de l’automatisation des frontières
« J’ai l’impression que la technologie est devenue une nouvelle religion dans la lutte contre le terrorisme », déclarait l’eurodéputé allemand Alexander Alvaro (ALDE, centriste), au sujet de l’introduction des scanners corporels dans les aéroports.
C’est résumer l’arrière-fonds de cette mesure, qui s’insère, aux côtés des passeports biométriques, dans le projet plus global d’automatisation des frontières.
Déjà installées dans plusieurs aéroports américains et européens (Heathrow a néanmoins suspendu un essai), ces machines, qui font apparaître des corps nus à l’écran, suscitent trois enjeux principaux, relatifs au respect de la vie privée, au principe de précaution en matière de santé, et à leur efficacité.
Avant même qu’on en débatte, le Royaume-Uni et la France ont cependant emboîté le pas aux Etats-Unis, jugeant inutile toute concertation préalable au sein de l’Union européenne. Le projet de loi Loppsi autorise ainsi l’« expérimentation » pour trois ans des scanners corporels.
Présenté comme « facultatif », ce scanner (200 000 euros pièce) sera imposé à tout voyageur, le refus de s’y soumettre valant refus d’embarquement.
L’urgence serait telle que la direction générale de l’aviation civile (DGAC) a tout bonnement anticipé la promulgation de la loi, en mettant en œuvre depuis lundi un scanner à ondes millimétriques à l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle, visant les voyageurs à destination des Etats-Unis : une politique du fait accompli mise en cause par la Ligue des droits de l’homme.
Radiations : le principe de précaution ignoré
Le risque sanitaire allégué a été levé en trois temps. Chargé de la sûreté nucléaire, l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a d’abord considéré que les scanners à rayon X dégageaient une dose de radiation négligeable, avant d’écarter leur usage en vertu du « principe de justification », qui soumet toute irradiation, même minimale, à la nécessité de celle-ci.
On a alors porté le choix sur les scanners à ondes millimétriques, qui offrent le double avantage de respecter le seuil large fixé par le décret du 3 mai 2002 sur l’exposition aux champs électromagnétiques, et de n’être pas soumis au principe de justification, qui ne vaut qu’en matière de radioprotection.
Restait la question des risques potentiels : bien que ces scanners n’aient pas fait l’objet d’études sanitaires précises, raison pour laquelle ils ne présentent « pas de risque avéré », le principe de précaution fond comme neige au soleil devant l’impératif de la sécurité.
Etre scruté tout nu, une méthode banale de sécurité ?
La Commission nationale informatique et libertés (CNIL) a tenu à le rappeller :
« Certains scanners permettent d’obtenir l’image des corps nus des individus, et peuvent notamment dévoiler leurs parties génitales, ainsi que leurs éventuelles infirmités, leur maternité ou toute autre information relative à leur santé. »
Quelques garde-fous pour éviter les dérapages les plus criants, et le tour est joué : on va ainsi rendre « non identifiable » les corps mis à nu et interdire tout stockage des images, afin d’éviter qu’un agent peu scrupuleux ne les diffuse ailleurs.
Suffit-il de restreindre les risques par ces mesures à l’efficacité contestable ? En titrant son avis « Jusqu’où se dévoiler pour être mieux protégé », la CNIL nous place devant un ultimatum : puisqu’on a pas d’infirmité susceptible d’être exposée, on finira par admettre, pour la « sécurité de tous », une mesure qui serait moins intrusive qu’une fouille au corps.
Mais de ce qu’une telle mesure ne me gêne pas, puis-je conclure que j’ai le droit de l’imposer aux autres ? N’est-ce pas ignorer la nature même du droit à la vie privée, liberté fondamentale de l’individu qui permet de le protéger de la « tyrannie de la majorité » ?
La sécurité comme religion, au service de lobbies organisés
Et le caractère intrusif d’un dispositif le rendrait-il nécessairement plus efficace ? L’utilité du scanner est pourtant relativisée, tant par Hortefeux lui-même que par le rapporteur de l’ONU sur les droits de l’homme et l’antiterrorisme, Martin Scheinen, qui plaide pour la réconciliation de la sécurité et de la vie privée.
Au nom de l’urgence sécuritaire, on fait fi de toute étude sanitaire sérieuse, et, au-delà, de tout débat sur les conséquences générales d’une technologie qui nous conduit vers une société où être dévisagé nu devient une norme banale de sécurité.
Bien que tous, des experts de la sécurité aux associations, admettent la relativité de l’efficacité des scanners, la présence de risques sanitaires éventuels et leur intrusion incontestable dans l’intimité, on impose leur usage au nom du dogme technophile de l’automatisation des frontières, « religion » qui bénéficie de lobbies organisés.
Au détriment d’une politique sécuritaire cohérente, qui mettrait l’accent sur les hommes plutôt que sur les machines, et tenterait d’apporter des réponses politiques à des problèmes trop importants pour être laissés aux mains des douaniers.