Par Sophie Verney-Caillat | Rue89 | 04/03/2011 | 11H36
Celle qui a révélé le scandale fustige « la violence des labos » contre laquelle de meilleurs contrôles doivent nous protéger. Entretien.
Elle est celle sans qui le scandale du Mediator serait resté étouffé. Le docteur Irène Frachon, pneumologue à Brest, tente de tirer les premières leçons de l’affaire, après l’audition de Jacques Servier par la mission d’enquête parlementaire.
Rue89 : Avec du recul, arrivez-vous à identifier ce qui n’a pas fonctionné dans la chaîne de décision ?
Irène Frachon : Il se peut que des responsabilités individuelles soient identifiées plus tard, mais pour l’instant je n’en vois pas apparaître de façon indiscutable.
Je vois un problème systémique, qui a trait à la sociologie : on s’aperçoit que notre système sanitaire est incapable de protéger nos concitoyens de la violence prédatrice d’un laboratoire privé.
Cette violence peut être physique lorsqu’elle s’exerce par la destruction des valves du cœur comme dans l’exemple du Mediator, psychologique lorsque les victimes sont obligées de porter plainte individuellement dans des procédures traumatisantes qui peuvent durer des années, économique quand un laboratoire peut siphonner la Sécurité sociale, faire du business y compris au risque de la vie des gens.
Que vous a inspiré l’audition de Jacques Servier – fondateur du laboratoire éponyme qui a fabriqué le Mediator – par la mission d’information parlementaire ?
D’après ce qu’on m’en a rapporté, je constate l’usage d’un discours formaté, avec les éléments de langage comme on dit, qui s’appliquent aussi bien à l’affaire du Mediator en général qu’à des cas particuliers de victimes.
Par exemple, Servier affirme que le Mediator n’est pas un anorexigène mais un antidiabétique. C’est comme de dire que la dame qui a fait une valvulopathie avait des problèmes cardiaques avant de consommer du Mediator alors que ces « problèmes » sont insignifiants… tout comme est insignifiante l’action antidiabétique du Mediator, puissant anorexigène !
C’est de la manipulation mentale qui joue sur les mots et l’inculture médicale des interlocuteurs.
Vous parlez de la patiente qui a fait un arrêt cardiaque après une expertise éprouvante.
Oui, cette dame était ma patiente à Brest. C’est un cas d’école car on a la chance d’avoir ses échographies avant la prise du médicament.
Son cœur était qualifié d’un peu « globuleux » selon une échographie cardiaque de 2005, mais fonctionnait bien et ses valves étaient normales. Elle prend du Mediator en 2006, un an plus tard, des petites fuites apparaissent au niveau des valves, elle poursuit avec le Mediator, deux ans plus tard ses valves sont détruites.
Après que ses valves ont été changées lors d’une opération en 2009, trois spécialistes du cœur observent des lésions typiques liées au Mediator. Tous les critères classiques d’imputabilité sont présents.
Qu’attendez-vous du laboratoire Servier ?
Servier nie l’évidence et se focalise sur un détail insignifiant, l’art de l’enfumage. Servier fait diversion pour que les experts oublient l’essentiel. C’est ainsi qu’ils ont fait oublier pendant 35 ans que le Mediator était de la fenfluramine.
Ils disent que le rapport de l’Igas comporte des éléments manquants (3 000 pages d’annexes quand même ! ), mais ils auraient pu demander à être entendus. Ils prétendent systématiquement de la même façon que les dossiers des malades sont incomplets alors qu’il s’agit d’éléments sans pertinence. Quand ils viennent à l’Assemblée nationale, ils demandent le huis clos et ne viennent sans aucun élément nouveau.
On n’attend qu’une chose pour avoir un vrai débat contradictoire, ce sont des éléments scientifiques publiés pour dire que ce n’est pas un anorexigène mais un antidiabétique ou discuter du nombre des morts.
D’où vient le chiffre de 38 morts avancé par Servier ? Jacques Servier a reconnu devant les députés que les trois morts évoqués lors de la cérémonie des vœux du 1er janvier relevaient de son « intime conviction », avouez que c’est léger comme argument scientifique !
Il est sûrement difficile pour l’inventeur d’une molécule de se rendre compte que non seulement elle n’a pas d’intérêt médical mais qu’en plus elle peut être toxique. Mais le progrès scientifique dépend de la capacité à reconnaître ses erreurs pour les dépasser.
Comment Servier a-t-il réussi à créer un écran de fumée tel qu’il n’a pas permis aux experts de réaliser que le Mediator n’était rien d’autre qu’un anorexigène ?
L’éventail de réactions lors des auditions est très large : ça va du discours purement « administratif » et finalement glaçant d’un Jean Marimbert [limogé de la direction de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), ndlr], qui semble ignorer la réalité corporelle des victimes, à la reconnaissance lucide et fataliste de cette impuissance, en passant par des refus des responsabilités… mais on sent qu’on n’a pas toutes les pièces du puzzle.
Comment la mise sur le marché du Mediator a-t-elle seulement été possible ?
A l’époque, les autorisations de mise sur le marché étaient essentiellement obtenues par des données pharmacologiques et non cliniques : on faisait des manipulations en laboratoire et on transposait les résultats chez l’homme. Or, les effets sur le rat et sur l’homme ne sont pas les mêmes.
Aujourd’hui, ça a changé. Les données sont toujours fournies par le labo, mais il faut des études cliniques réalisées sur des malades, très encadrées, comparatives, tirées au sort et en double aveugle.
Ce qui importe, ce sont les inspections de l’Afssaps pour contrôler la validité de ces études. Il faudrait d’énormes moyens de contrôle, comme ceux de la FDA aux Etats-Unis, du moins je crois.
Je ne me suis toujours pas remise du fait que les pharmacologues de l’Afssaps savaient depuis 1998 que le principe actif du Mediator était la norfenfluramine [molécule proche de l’amphétamine, ndlr]. Soit c’est absurde, soit c’est de la corruption, je n’ai toujours pas de réponse.
Pourquoi les « lanceurs d’alerte », comme vous, ou la revue Prescrire n’ont-ils pas été entendus ?
Les experts se disent que ces molécules ne valent pas grand-chose, alors ils les négligent, sans réaliser que cinq millions de personnes ont été exposées.
L’Afssaps a tout le temps peur de perdre des procès contre les labos, c’est son cauchemar, donc elle recule sans cesse, attend les études pendant des années, en mettant de côté la santé des patients. Sans compter les vraies taupes envoyées par les laboratoires, des gens qui infiltrent des assemblées et peuvent se transformer en poison sans que les autres ne s’en rendent compte.
A-t-on voulu vous faire taire ?
En juin 2010, la publication de mon livre a été censurée, et j’ai lu des paroles désagréables et agressives sur moi de la part de membres de l’Afssaps (« petit soldat narcissique »), me menaçant de diverses représailles dont m’a protégée le député Gérard Bapt.
Il faut dire qu’un livre aussi frontal c’est quand même rare. Le milieu médical a bien verrouillé la parole, et les gens étaient stupéfaits de mon toupet.
J’ai eu de la chance que Xavier Bertrand ait pris la suite de Bachelot, je ne suis pas sûre qu’elle ou son cabinet auraient eu la même aptitude au dialogue.
Que pensez-vous des propositions de réforme du ministre ?
Les propositions de Xavier Bertrand sont ambitieuses, mais la résistance en face est colossale. La transparence est une condition nécessaire mais insuffisante. L’essentiel, c’est l’indépendance de l’expertise et des médecins, il faut financer un vrai contrôle des études cliniques, des experts indépendants et payés, une formation médicale sans les lobbys pharmaceutiques.
Cette interview figure au sommaire du dossier dunuméro 8 de Rue89 Le Mensuel (mars 2011) « Comment les labos achètent l’info ». Elle a été complétée des dernières actualités sur ce sujet.
Photo et illustration : Irène Frachon (Jean-Claude Coutausse) ; dessin de Baudry
Source : http://www.rue89.com/2011/03/04/mediator-irene-frachon-denonce-servier-ou-lart-denfumer-193273