Le principe de précaution, aujourd’hui inscrit dans le marbre de notre Constitution, est la traduction juridique de positions philosophiques développées à la fin des années 1970.
Les origines philosophiques du principe de précaution. – Les racines du principe de précaution doivent être recherchées dans les réflexions contemporaines sur la responsabilité morale. Parmi celles-ci, l’ouvrage majeur du philosophe allemand Hans Jonas, « Le principe responsabilité » a apporté une contribution décisive à l’émergence du principe de précaution. La thèse de Jonas est le fruit de la combinaison de l’effacement du soubassement théologique du concept classique de responsabilité morale et du développement de « l’agir technique ». L’immensité de la tâche confiée à l’homme, la responsabilité du sort du monde, s’avère d’autant plus lourde qu’elle s’accompagne d’une amplification des pouvoirs de l’homme sur l’homme et sur la nature. Or, chez Hans Jonas, l’extension illimitée des pouvoirs de l’homme semble impliquer une extension corollaire de la responsabilité de nos actes, faisant basculer la responsabilité d’une perspective rétrospective vers une perspective prospective : l’homme prend des mesures de précaution impliquées par ce que l’auteur dénomme « l’heuristique de la peur », car il doit assumer les conséquences les plus lointaines de ses actes.
La traduction juridique du principe de précaution. – Cette dimension nouvelle de la responsabilité morale a séduit une partie de la doctrine souhaitant une traduction juridique, et donc contraignante, de ce concept philosophique. Après tout, il peut être invoqué que le principe de précaution n’est que l’étape ultime du développement d’une responsabilité pour risque, ce dernier devenant, en lui-même, un facteur de responsabilité. Alors que depuis un siècle, au moins, les dommages causés par des activités à risques sont de plus en plus facilement réparés, c’est désormais le risque de dommage qui doit être prévenu et réparé.
Reste à savoir de quels risques de dommage il doit s’agir. L’on s’accorde pour considérer qu’il s’agit des risques incertains. Ce que la précaution entend gérer est précisément l’inconnu, au contraire de la prévention qui constitue une réponse au risque avéré ou au moins probabilisable. Ainsi, distinguée de la prévention, dont il ne peut être le fils légitime, « le principe de précaution définit l’attitude que doit observer toute personne qui prend une décision concernant une activité dont on peut raisonnablement supposer qu’elle comporte un danger grave pour la santé ou la sécurité des générations actuelles ou futures, ou pour l’environnement ». Aussi, en réaction, l’on s’est interrogé sur la pertinence d’imposer un tel principe aux personnes privées. Au demeurant, Jonas, qui a formulé la forme la plus rigoureuse du principe de précaution, précisa en 1987 que le Principe responsabilité s’applique, au premier chef, aux élites politiques, scientifiques et économiques.
Droit positif. – Pour l’heure, le législateur est demeuré mesuré. Si la précaution est désormais l’affaire des pouvoirs publics, la prévention demeure celle des personnes privées. Encore que la frontière est parfois ténue.
Déjà présent depuis plusieurs années au sein du Code de l’environnement, le principe de précaution a fait une entrée triomphale dans nos corpus législatif en 2005. La charte de l’environnement a, en effet, consacré le principe de précaution en son article 5 en ces termes : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ». Consacré, le principe de précaution, est par conséquent l’affaire des « puissants » dont il contribuera à l’ « augmentation des soucis ». Il ne s’agit pas ici de contrer le progrès technologique, ce qui serait certainement illusoire, mais de l’encadrer afin qu’« il demeure dans l’aire de la civilisation » en amenant les pouvoirs publics à juguler les risques de dommages par des mesures de précaution, et à réguler les dommages survenus par des mesures réparatrices. Toutefois, il ne peut être nié que les décisions prises par les autorités publiques au titre du principe de précaution conduiront inéluctablement à imposer des obligations aux personnes privées.
Pour le reste, c’est-à-dire la prévention, la Charte de l’environnement impose directement aux personnes privées un devoir de prudence (art. 3) et une obligation de réparation (art. 4) qui se sont d’ores et déjà traduites sur le plan législatif . Quant à la jurisprudence judiciaire, il est possible de noter, ici et là, des « avancées discrètes du principe de précaution ». Les affaires du Distilbène, l’implantation d’antennes de téléphonie mobile ou la vaccination contre l’hépatite B ont notamment été l’occasion pour certaines juridictions du fond d’entrouvrir la porte à l’application du principe de précaution entre personnes privées. Mais, jusqu’alors la Cour de cassation, dans ces mêmes affaires, a fait preuve de modération en se référant sous couvert des concepts de faute de vigilance, de défaut et de trouble à une application tempérée du principe de précaution compatible avec les fonctions de la responsabilité.
Matthieu POUMAREDE
Professeur agrégé de droit privé
Université de Toulouse I-Capitole